FERMES ABANDONNEES DU VIC BILH

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Elles sont encore debout. Elles se dressent encore auprès des grands vieux arbres abandonnés comme elles, malgré l’assaut hirsute des ronces, des orties, des lierres, des broussailles envahissantes et des arbustes, paisibles dévastateurs. Elles vivent encore, avec la belle teinte ocrée de leurs murs, avec les pierres taillées des linteaux, des angles, avec la discrète élégance de leurs génoises au bord des toits de tuiles rousses. Construites à taille humaine, pétries de savoir faire artisanal, avec leurs portes fendues, leurs fenêtres crevées et noires, avec des pans de ciel au travers des leur toiture, elles ont un visage, elles semblent nous regarder indéfiniment.

Elles furent lieu de vie, protection, refuge. Elles sont maintenant désertées, condamnées à mourir. Il faut parfois en faire le tour pour découvrir la longue lézarde, le mur sinistrement penché, la poutre maîtresse effondrée à l’intérieur, parmi les simples vestiges de la vie passée – le dernier calendrier, la crémaillère rouillée, quelque outil vermoulu. Familier des lieux, l’oiseau, petite flèche sautillante, passe au travers des murs, et va béqueter dans un jardin secret,  les plantes sauvages là où était la cuisine, dans un rai de lumière tombant d’une trouée de toit.

Le verdict que sans doute personne n’a prononcé est pourtant un verdict de mort. Avant l’irréparable, la maison ouverte à tous les vents sert souvent de remise à outils, de grenier… Mais ce n’est là qu’un sursis. Un jour, pelleteuse et bulldozer en feront un tas de décombres. Et sous les innommables gravats disparaîtront à jamais les puissantes et belles charpentes, les pierres taillées à longues journées de travail, le dôme pansu du four à pain, les tuiles à picons aux fines nuances de terre rouge, sur lesquelles la mousse posait l’étrange luxe de son or vert.

Pourquoi cet abandon ? Le dépeuplement des campagnes, la maladie, la vieillesse, le malheur, ou simplement l’indifférence, la meurtrière indifférence, la non-assistance à maison en danger.

Le lierre se taille aisément et le jeune arbuste s’arrache sans effort, avant qu’il ne soulève les murs et crève les toitures.

Chacune de ces maisons qui meurt est un message qui s’efface. De tout leur « être », elles témoignent d’un passé si proche et pourtant si radicalement autre, d’un passé qui est le nôtre, d’une vie qui a donné la nôtre. Les bœufs de labour, l’eau tirée des puits, la poutre équarrie à la hache, les gros murs de pisé, les cloisons de torchis, les hautes meules de foin et le pain cuit chaque semaine dans le four, c’était hier, hier seulement, cet hier qui nous reliait sans rupture à tant de siècles passés.

En peignant ces fermes menacées, ces demi-ruines dressées dans le soleil ou sous le ciel gris, il me semble souvent entrevoir bien des fantômes familiers, à la frontière de la mémoire et de l’imaginaire. De ces grands corps blessés ou malades émane une beauté particulière, une harmonie réelle et sensible, une grande force tragique, une puissance des lignes tout simplement expressive. Impuissant à enrayer le drame muet de ces demeures trop silencieuses, je ne peux qu’être « témoin » et, sur la toile ou le papier, tenter seulement de peindre ce que j’en perçois…

Roger Laüt, septembre 1989

 

 

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