AUTOUR DU « VOYAGE D’HIVER »

(cycle de 24 Lieder composés par Franz Schubert

sur des textes de W. Müller en 1827)

 

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Peut-être est-ce un propos étrange et hasardeux que de vouloir associer un ensemble de toiles et de dessins au « Voyage d’hiver » de Franz Schubert. Celui-ci n’a nul besoin d’illustrateur. On se souvient de Victor Hugo, Jupiter décrétant (ou à peu près) : « défense de déposer de la musique au pied de mes vers ». Schubert, ce modeste de génie n’y verrait, n’y verra je crois, qu’un geste de sympathie profonde et de gratitude. L’amitié et le soutien de ses amis ont tellement compté dans sa courte vie, si riche et si difficile. Comment résister au sentiment d’amitié pour celui qui nous a laissé tant de messages sensibles, d’une telle sincérité, d’une telle spontanéité, source vive de musique pure.

Il y a longtemps, très longtemps, que j’entretiens avec Schubert une certaine correspondance. Sa musique me touche plus qu’aucune autre. Aussi ma seule ambition est-elle de faire passer un petit quelque chose de mes sensations et émotions à l’écoute de ce cycle de 24 Lieder qui me parle avec tant de force. La musique de Schubert depuis des années accompagne souvent mon travail, participe à ma « rêverie active » et la nourrit.

Je devais avoir une quinzaine d’années quand j’ai découvert le Lied « Le Tilleul ». Le seul, du cycle, je l’ai appris bien plus tard, qui avait plu d’emblée aux amis de Schubert, déconcertés par les autres. Ce Lied ne m’a plus quitté, et l’entendre ou le chanter m’apporte toujours autant d’émotion. Une musique si belle qu’elle en paraît simple, une douceur déchirante. Il y a le départ, l’arrachement, l’exil et la voie envoûtante des ramures qui parle d’une paix qui est peut-être la quiétude d’un lieu plein de souvenir, d’une vie sans drame, ou bien le repos, éternel celui-là, à l’ombre du vieux tilleul, « ici est le repos ».

Dans tout le cycle du voyage, ces mêmes thèmes dominent. Le voyage, la route sans fin, la fuite de soi, des autres, de la vie, l’amour malheureux. Parfois, la soif de vivre, d’aimer, perce à travers la désespérance. Mais il y a l’hiver, le froid, la solitude, la lassitude : Schubert sait qu’il va mourir, que la source musicale qui est en lui va se tarir à jamais. Il est très jeune, sa vie commence à peine. Il fait ce qu’une âme d’exception peut faire alors. Il nous laisse un testament musical bouleversant. Il donne à la mort la beauté envoûtante de sa musique. Il ne maudit pas cette mort, il l’humanise. « Donne ta main, je ne suis pas sauvage », dit-elle à la jeune fille apeurée, dans le Lied « La jeune fille et la mort ». Il semble dire : Voilà mes derniers chants, avant de partir sur « le chemin dont nul n’est jamais revenu ».

Ainsi le voyage ne mène nulle part. Wandern, erre vers un ailleurs imprécis, s’éloigner sans fin. Ce thème du vagabond, de l’errance, m’a plu ou moins hanté dans mes débuts de peintre. D’autant plus facile à imaginer que j’ai été moi-même, un temps, errant et sans port d’attache. Cinquante ans plus tard, je retrouve cette image tenace, arrivé que je suis à l’hiver de ma vie, quelque part survit en soi le jeune homme qu’on a été, celui dont tout le bien tenait dans un sac à dos, léger, si léger…

Le cercle se referme. L’hiver, le temps où tout se métamorphose. La douceur d’une parure poétique, la dureté du froid qui peut être mortel, l’opacité de la brume. C’est aussi l’ensevelissement blanc, la mise en sommeil de la nature, petite mort cyclique.

Pour Schubert, l’éternel jeune homme Schubert, cet hiver-là est le dernier. En ces 24 Lieder, tant de choses sont dites que seule la musique peut exprimer. Chacun peut recevoir ce message sensible selon son propre état d’âme. Le temps qui passe ne m’épargne pas plus que tout autre, au moins m’aura-t-il rendu plus ouvert à cette voix toujours jeune, frémissante, vivante à travers le temps.

Musique et peinture, deux mondes si distincts, malgré tant de passages, de correspondances. Je ne peux qu’évoquer un climat, un chemin à travers l’hiver, et la silhouette furtive de celui qui marche jusqu’au bout de sa vie. Le seul que j’oserai suggérer : l’extraordinaire joueur de vielle du dernier Lied. Sa complainte lancinante, la compassion pour sa misère absolue, dans une fraternité du malheur.

« Etrange vieillard, il faut que je parte avec toi, veux-tu sur ta vielle accompagner mes chants ? »

Qu’on ne s’y trompe pas. Plus forte que la tristesse, que le désespoir, c’est la beauté du chant qui domine, qui transcende tout. Avec son extraordinaire invention mélodique, la richesse de sa palette musicale et son art si personnel d’insuffler une vie harmonieuse et intense aux sentiments. Schubert a donné au Lied sa plénitude absolue. En plus de six cents poèmes musicaux il a tout exprimé. On n’en finira jamais d’explorer ce trésor, d’en éprouver la magie bienfaisante, et d’y puiser des raisons de vivre, des instants d’éternité.

Roger Laüt, septembre 1997

 

N.B. : Non, mon voyage d’hiver ne passe pas par l’Autriche familière à Schubert. On peint mieux ce que l’on connaît bien. C’est donc près de mon atelier de campagne, en Vic-Bilh, que j’ai trouvé les sujets, et l’ambiance, pour quelques jours, hivernale. Pour les peintres aussi, il existe une licence poétique…

 

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