Cette exposition pourrait
s'intituler "20 ans après". C'est en moyenne, en effet, l'espace de
temps qui sépare les deux séries de toiles présentées.
Entre temps, bien des choses
ont changé, et moi-même...
Il y a une trentaine d'années,
je découvrais le Haut-Aragon, la richesse et la force de ses paysages, leur
caractère marqué, et l'extrême harmonie qu'y forment les oeuvres
des hommes et celles de la Nature. J'ai souvent franchi la frontière, trouvant
chaque fois de nouveaux thèmes passionnants à peindre. Entre autres, Torla-Broto, Santa Cruz de la Seros, Santa Cilia. Hecho, Esco plus à l'ouest et
bien sûr, la somptueuse vallée d'Arazas, sur le
chemin du Mont Perdu. Dans tous ces lieux, j'ai trouvé à la fois le côté rude
et fort, mais aussi la puissance de ses lignes, des compositions naturelles,
des couleurs originales et vraies.
J'ai beaucoup pratiqué alors un
camping que l'on ne disait pas encore "sauvage" au bord du rio Aragon
ou dans quelque vallée montagnarde, à pied d’œuvre en somme, et baignant dans
ce climat que j'essayais de traduire. Combien de paysages, hélas, n'ai-je peint
que "mentalement", faute de temps.
Sans raison précise, j'ai passé
ensuite plus de douze ans sans revenir sur mon "terrain de chasse"
favori. L'an dernier, j'ai repris le chemin vers "mon" Aragon. Avec
émotion, j'ai retrouvé l'essentiel, par delà bien des changements. Combien de
hameaux abandonnés, ou de villages restaurés largement, ou modifiés par des
constructions récentes, liées en général au tourisme. Mais partout, malgré la
ruine ou le béton, j'ai retrouvé ce qui m'avait si fort touché il y a trente
ans. Et d'abord, fortes et fragiles, les maisons.
Est-il besoin de dire, j'aime ces architectures de pierres ocres et grises, aux lourdes toitures de lauzes. J'aime ces
fenêtres parcimonieuses et ces porches cintrés, et ces superbes cheminées,
vraies tourelles surmontées d'un chapeau chinois de pierre noire. Pour moi, ces
maisons, groupées ou isolées, sont pleines d'humanité. Elles expriment avec
beaucoup d'éloquence tout un mode de vie très ancien, qui est en train de
disparaître.
Je voudrais dédier cette
exposition au peuple des ombres, ombres de ceux qui ont bâti ces maisons, ces
fermes, ces églises, qui ont sculpté ces formes si fermement accordées à leur
milieu naturel.
La ruine de tant de ces belles
demeures est un spectacle triste. Ces villages-cimetières sous le soleil,
comment les regarder avec indifférence, sans évoquer la vie qui s'en est
enfuie? Pour celui qui passe sur la belle route de Compostelle, Esco a encore fière allure sur sa hauteur. Mais vu de plus
près, tout n'y est que ruines. Seule une meute famélique de chiens errants y
habite.
Le progrès et l'exode rural
sont passés par là. Pourtant, même en ruines, ces vraies maisons parlent encore
à qui veut les lire, et témoignent pour tout un peuple et tout un mode de vie
proche de nous, mais en voie d'évaporation.
Il me semble qu'une
quintessence de l'âme aragonaise, "l'alma del
alma" émane de cet art de construire, du moins je le crois, je le
pressens.
En Haut-Aragon, je n'arrive pas
à me sentir étranger. Là, les Pyrénées sont plus un lien qu'une frontière. Chez
les Basques ou les Catalans, je ne suis ni Basque, ni Catalan, et on ne me le laisse pas ignorer. En Aragon, par une
obscure communion avec ce haut pays, je crois que je suis un peu aragonais, par
le cœur.
Roger Laüt, juin 1998